Deauville
2020
Festival photographique « Planches Contact », Exposition « Jeu est un autre » Hall de l’hôtel Barrière Le Normandy et le square François André, Deauville. Novembre-décembre 2020.
« Juin 2020, la pandémie nous paralyse. Deauville et sa région sur le fil de la ligne d’horizon. J’observe la mystérieuse symétrie de l’endroit, chaque chose semble être sa place, dans un espace-temps protecteur, comme une sorte de résistance face aux éléments naturels. Entre dunes d’un jour et masques d’infortunes, je croise les visages de ceux qui marchent avec prudence sur les planches, ils avancent désormais sans contacts. Malgré la distanciation tout est mouvement, lumière tantôt filtrée par une douce mélancolie, tantôt aiguisée par les morsures du soleil, avec en musique de fond, les flux et les reflux incessants des marées qui rappellent le passage. Dans ce décor faussement pacifié où l’homme aurait trouvé refuge, des visages aussi asymétriques qu’impétueux, aussi libres qu’inquiets. Sur le marché de Trouville, deux sœurs vendent des scaroles frisées et de la ciboulette depuis la nuit des temps, à quelques mètres de là, Manu le passeur du bac, me montre ses mains abimées par les cordages, dans la vase entre deux poissons morts et une carcasse de vélo, un enfant mage une glace ébloui par la lumière. Dans l’arrière-pays sur les hauteurs, un autre gamin s’amuse dans une piscine en plastique devant la caravane de ses parents, un garagiste aux bras tatoués compte les boulons de la moto qu’il répare, derrière le marché un homme à visière enlace un sac de pommes de terre comme on berce un enfant, il y a aussi ces jeunes joyeux qui s’en prennent à l’inexorable gravité sur leurs planches à roulettes comme la femme qui déchire le ciel sur son monocycle, ou encore la petite fille qui apprend à élever son cerf-volant dans les airs…
Le « jeu » est un autre et ces tranches de vie qui se superposent dans le décor ont quelque chose d’irréel. J’aime l’ambiance cinématographique qu’impose naturellement la Normandie, même l’homme qui vous sert une coupe de champagne dans le palace a l’air tout droit sorti d’un film. Au Casino on ne joue plus, on attend que ça passe. On ne sait plus si l’histoire s’achève ou si elle (re)commence, on ne sait plus qui est le protagoniste et qui est le figurant. Dans cette tranche de temps où chaque séquence est suspendue, on réapprend à vivre avec sa solitude. Je garde enfin le regard de cette jeune fille assise sur la balustrade de la promenade face à la plage, je la croise par hasard avant le crépuscule, elle ne demande rien, elle ne pose pas, ne recherche ni la lumière ni une quelconque posture. Elle est juste là, dans la gravité de son adolescence, les doigts longs et fins posés sur les genoux, témoin silencieux de son étrange époque, elle me regarde sans rien attendre, elle nous regarde pour comprendre. »
Nikos Aliagas