Comme un phare crépitant dans la nuit

27 avril 2024

Sa mer c’est son continent, sa chair, son souffle.

Rencontre avec l’homme qui était à la manœuvre du Belem du Pirée à Marseille, le Commandant Aymeric Gibet : « La mer m’appris la valeur humaine du tous ensemble. »

L’arrivée de la flamme olympique à Marseille est une image qui restera à jamais gravée dans mon esprit. Le majestueux Belem qui engage son dernier virage du haut de ses cent vingt-huit ans dans le vieux port, escorté par la patrouille de France, sous les feux d’artifices et les acclamations de deux cent cinquante mille personnes, une communion jamais vue dans la cité phocéenne. Magique.

Je revois le trois-mâts quittant le port du Pirée le vingt-sept avril dernier, avec à son bord la flamme sacrée d’Olympie et des jeunes de France enthousiastes et joyeux mais qui ne réalisent pas encore que ce voyage de va bouleverser leur vie à jamais. Une traversée en mer change un être « elle modèle les mœurs comme elle fait les rivages » écrivait André Suarès, marseillais de naissance au siècle dernier. Le voyage est aussi intérieur que géographique mais il faut souvent atteindre la terre ferme pour le réaliser. Le commandant est arrivé à bon port avec son équipage, Aymeric Gibet transportait la flamme et près de soixante âmes à son bord. Pragmatique et concentré, il sait que sa responsabilité est décuplée par le contexte particulier de l’évènement : « Tu ne veux surtout pas réaliser l’ampleur de cet événement mondial. Ça parait improbable, mais il y a encore des détails à régler. Tu as même des doutes de la dernière minute parce que dans ce genre d’évènement tout se vit « à chaud », tu n’as évidemment pas répété et tu es aux aguets. Si la petite barque au milieu qui tire le feu d’artifice se bloque, qu’est-ce que tu fais ? S’il y a un activiste qui plonge dans l’eau, si jamais on entend un coup de feu… Qu’est-ce qui se passe ? Alors, tu essayes de ne pas tomber dans une psychose et tu te rassures en te disant qu’on est formé pour ce genre de situation. » Comme les artificiers ou les équipes de tournages qui se sont greffés au dernier moment pour les besoins du show ou encore les journalistes qui appellent sans cesse pour avoir des impressions en direct, on passe de la solitude du grand large à la bourrasque humaine de la multitude. Aucun marin ne vous dira que la mer est la plus fidèle des compagnes, elle a des raisons et des caprices qui forment à l’humilité et à la clairvoyance : « La mer tu la connais, tu as travaillé avec elle, tu connais ses pièges, tu peux anticiper, tu peux te protéger. C’est toujours l’humain le plus difficile à gérer. » Thalassa, fille d’Ouranos (le Ciel) et de Gaïa (la Terre), elle incarne la puissance des eaux primordiales qui crée l’univers, du mouvement et de l’incertitude. « La mer n’est pas là pour te rassurer mais pour te garder en éveil. Tu te dis en arrivant « je vais faire ma manœuvre, elle n’est pas la plus compliquée, ça va bien se passer » mais tu sais au fond de toi que tu ne peux pas arriver tranquille. »

L’homme qui commande doit rassurer un monde dont il connait l’intranquillité de sa nature intrinsèque. Il y a toujours un être qui porte la destinée collective sur ses épaules, un homme qui n’a rien demandé mais qui fait sa part, Ayméric Gibet est de cette trempe. « Il y a trois sortes d’êtres » disait Anacharsis le « barbare » devenu philosophe, « les vivants, les morts et les marins ». On ne garde que l’essentiel, chaque mot compte, pas de fioritures, ni de charme surfait, sa mer à lui n’est pas une passion, un loisir de week-end de voileux en mal de manœuvre, sa mer c’est son continent, sa chair, son souffle : « J’avais six ans, mon père qui était chef mécanicien dans la marine m’avait emmené sur un cargo le jour de l’an. Ils avaient corné à minuit, ça m’a fait tellement peur et je me rappelle avoir beaucoup pleuré. Une autre fois avec mon frère, on nous avait mis dans une cabine pour dormir, les adultes devaient s’assoupir à côté, et je me souviens de m’être lever dans la nuit et m’être perdu sur le bateau. C’est un matelot qui m’a récupéré. Sur les cargos, tu sais, tu te perds vite. »

Trouver son chemin en regardant les étoiles, maitriser ses peurs et suivre sa destinée, voilà le sacerdoce du marin. J’ai rencontré le commandant à Athènes, le vingt-sept avril dernier à bord du Belem, quelques instants avant qu’il ne largue les amarres avec à son bord la flamme olympique. J’avais dans la tête la voix de Nina Simone et son vibrato suave lorsque je suis arrivé au port, une ambiance mystérieuse qui me mettait en condition et qui contrastait avec l’ambiance apprêtée de la fanfare et des officiels massés à quai. « I’m the keeper of the flame / My torch of love lights his name / Ask no pity, beg my shame / I’m the keeper of the flame » chantait Nina dans ma tête sous les banderoles et les flonflons. Une poignée de main franche, un regard tranchant et malicieux à la fois, je m’attendais à voir un vieux brisquard aux galons dorés dans le cadre. J’ai rencontré un homme dans la force de l’âge qui m’a fait visiter le bâtiment historique d’un pas à la fois ferme et chaloupé.  Tout allait très vite mais lorsque nos regards se sont croisés dans l’instant présent de l’objectif j’ai compris. J’ai vu un gamin pudique avec une veste de chef presque trop grande pour lui qui a passé la moitié de sa vie à s’endurcir sur des bateaux de commerce en métal qui font du bruit et de la fumée, je l’ai vu aussi le dimanche à table observer les mains fatiguées d’un père aux ongles noircis par les huiles et les graisses des moteurs, j’ai vu un garçon d’ardeur et d’honneur pour qui la ligne d’horizon était le punctum proximum essentiel de son champ de vision. Voir grand pour ne pas se perdre dans les méandres de la mécanique tortueuse de l’âme. Reconnaitre ce qu’il y a de grand chez l’autre pour croire encore en l’humanité, voir pour émettre et transmettre.

Un passage de relais effectué à Marseille aux seize jeunes venus qui ont eu la chance de vivre l’évènement de l’intérieur lors de cette traversée de douze jours en Méditerranée « Au départ ils sont arrivés enthousiastes comme dans un départ de colonie de vacances. Ils prenaient des photos tout le temps mais en réalité la plus belle pellicule c’était celle des yeux. En mer on apprend à voir et à ressentir les choses. D’ailleurs une fois arrivés à Marseille, ils n’ont pas débarqué le jour même. On les a gardés avec nous jusqu’au lendemain matin, ils avaient presque oublié la flamme et au moment de nous saluer, ils pleuraient d’émotion. Ils n’étaient plus les mêmes. On les avait changés. » La mer invite à une catharsis intérieure, elle nous lave des peurs inutiles, elle jette par-dessus bord tout ce qui n’a plus de raison d’être, elle nous sauve de la submersion stérile d’un monde connecté qui s’éloigne chaque jour un peu plus de ce que nous sommes vraiment au fond de nous. Des mortels au cœur tendre. Yacine, Chloé, Eléonore, Manon et tous les autres jeunes gens du Belem ont peut-être réalisé maintenant qu’il existe d’autres chemins pour trouver sa voie et que le voyage a bien plus de valeur que le trophée de l’arrivée. Marseille n’était pas la destination finale de leur traversée, elle n’était que leur point de départ. Et même s’ils ne l’ont pas encore compris, ils recroiseront bientôt la flamme sur leur route car elle est désormais en eux. Comme un phare crépitant dans la nuit.