Crépuscule à Tourlida

20 mars 2024

Je sacrifie la supériorité de l’heure dorée pour ne garder que l’ombre et la lumière.

Les couleurs sont sublimes, des camaïeux d’orange, de violet et de pourpre s’offrent à moi face à la ligne d’horizon. « Certainement le plus beau coucher de soleil de Grèce » disait fièrement ma mère lorsqu’elle nous emmenait avec ma sœur sur la corniche de Tourlida à Messolongi. La ligne d’horizon impose toujours le silence et les phares se dressent encore aujourd’hui comme des balises dans le crépuscule. Je pourrai techniquement me laisser aller à l’exploration des nuances colorimétriques mais j’en suis incapable car je vois le monde en noir et blanc ; non pas par manichéisme mais par amour du cadre et de cet étrange espace-temps « monochrome » qui transforme le monde sensible en histoire. Pourtant la monochromie n’est pas nécessairement synonyme de noir et blanc puisqu’elle ne désigne qu’une seule couleur. Or le noir et blanc possède une multitude infinie de nuances et de correspondances avec chaque couleur, même si d’un point de technique on ne considère pas le noir et le blanc comme des couleurs à part entière. Pierre Soulages a passé sa vie a exploré l’outre noir, il existe dans le noir de ses œuvres une lumière reflétée. Le noir ainsi transmuté devient émetteur de clarté, une sorte de « lumière secrète ».
C’est cette dimension narrative secrète que je recherche dans l’image. Le noir n’est pas le contraire du blanc, dans l’antiquité on considérait que le contraire du noir était le rouge, ce qui importait avant tout résidait dans la luminosité ou la brillance de chaque couleur. Il suffit d’observer la coexistence du rouge et du noir sur la céramique grecque du siècle de Périclès pour comprendre que le postulat de départ était de donner une densité ainsi qu’une consistance corporelle aux figures dessinées. De la même manière la photographie en noir et blanc privilégie une forme d’abstraction naturelle et met l’accent sur le récit du photographe. Mes premières émotions photographiques je les ai ressenties sur des portraits de famille où les ancêtres immortalisés paraissaient sortir d’un roman d’une autre époque tout en étant encore présents. De la même façon, une image du Paris des années trente de Brassaï lui confère une dimension onirique que l’on peut encore retrouver la nuit dans les rues de la capitale.
Alors quand je me retrouve face à un coucher de soleil flamboyant tel que celui-ci, la conversion en noir et blanc se fait naturellement dans mon esprit, la plage dynamique prend le dessus sur la palette des couleurs. Je sacrifie la supériorité de l’heure dorée (Golden Hour) si chère à Herb Ritts pour ne garder que l’ombre et la lumière, peut-être à tort. Mais je ne puis faire autrement. Je m’efforce de rechercher la poésie partout où elle survit encore, pour ne pas sombrer dans l’ennui du réel.