8 septembre 2022
Je l’ai d’abord aperçu du coin de l’œil alors que j’étais en voiture, une présence lumineuse qui détonnait avec la rumeur diurne de la ville, un monde pressé, rué sur son téléphone portable avançait vers je ne sais-où alors qu’un homme se tenait presque immobile sur une petite table de brasserie dans une rue piétonne de Rouen. Puis je suis sorti du véhicule pour aller le rejoindre. Je n’ai jamais d’idées précises lorsque quelque chose m’appelle, je sais juste que je dois m’y rendre, une attraction ou une curiosité ? Je ne puis le définir. Je m’en remets juste aux dieux de la providence photographique. Joël Lachèvre fumait nonchalamment sa pipe mais il observait le ballet incessant de la faune qui grouillait autour de nous dans une étrange urgence : « Ils ne savent plus où ils vont ! » s’exclama-t-il l’œil goguenard. Devant lui, posés sur la table, une botte de beurre, sa canne et son tabac, un personnage hors du temps mais bien ancré dans l’instant présent de son espace, tantôt observateur et rieur, tantôt rêveur et inquisiteur. Son chapeau haut de forme me faisait penser à un personnage d’Albert Cohen. Je décelais quelque chose de tendre et de poétique derrière sa panoplie, quelque chose de fragile et d’attachant aussi, il m’appelait « mon amour » me fixait comme un vieux Sphinx et ne comprenait pas vraiment pourquoi je m’étais intéressé à lui. « Parce que vous dégagez quelque chose beau et de digne » lui ai-je répondu. Il resta de marbre mais une lueur dans son regard me signifia qu’il m’avait bien reçu. « J’ai travaillé dans l’administration. Je connais les strates et les statistiques jeune homme. Un jour vous vous en affranchirez ou vous finirez dans l’enveloppe avant même de vous en rendre compte » me dit-il. J’ai souri avec maladresse mais ces mots ont fait mouche et m’ont curieusement rappelé cette phrase de Diogène qui dit « Quand on est jeune, il est trop tôt ; quand on est vieux, il est trop tard. » Les anciens pensaient que l’inconnu qui croise votre regard est peut-être un messager des dieux et qu’il ne faut jamais l’ignorer. J’étais venu pour photographier une figure originale de la ville qui m’avait attiré mais c’est finalement elle qui avait réussi à sonder mon âme en quelques secondes. Un vieil homme à la barbe hirsute, un peu Diogène, un rien Mangeclous, un être en équilibre entre ses fissures et les nôtres me plaçait un miroir devant les yeux. La meilleure façon de combattre le tragique de la condition humaine c’est peut-être d’en rire et de s’en souvenir. Merci pour cela Monsieur Lachèvre.