22 mai 2024
Il y aurait eu un siècle d’existence en ce vingt-deux mai 2024, Charles Aznavourian est né à Paris dans un hôpital pour indigents comme on disait à l’époque, un établissement pour les pauvres et les « asociaux indigents ». Un fils de travailleurs apatrides qui selon la légende doit son prénom français à la sage-femme qui ne savait pas retranscrire Shahnourh Vaghinag dans la langue de Molière (l’état civil ne l’aurait pas reconnu de toute façon). Ainsi naquit le grand Charles dans le clair-obscur d’une maternité d’infortune, un nom griffonné à la va-vite sur un acte de naissance avec un héritage en surimpression qui laissait présager une grande destinée pour qui connaissait le sens des mots, Aznavourian signifiant en arménien : noble (azniv) et beau (avur).
Cette photo je l’ai prise chez lui à Mouriès en 2015, dans sa jolie maison des Alpilles où il a laissé son dernier souffle trois années plus tard. Ce jour-là il fêtait ses quatre-vingt-onze ans, il avait l’œil vif, le verbe tranché et une lueur tendre dans le regard lorsqu’il m’emmenait dans son bureau pour me faire découvrir sa collection d’appareil photos. J’aimais sa pudeur, il me montrait ses archives, son visage était fier comme celui d’un gamin. Charles aimait l’image et les photographes, nous parlions de Cartier-Bresson, de Willy Ronis et de JeanLoup Sieff entre autres, il connaissait l’art du cadre et de la lumière, « les photographies ont fait pour moi office de mémoire, dans toute chose il y a un début et une fin mais dans les images le temps brouille les pistes » disait-il. Le temps revient toujours dans la discussion lorsqu’on échange avec des légendes, le temps ce grand mystificateur. « La postérité c’est pour les peintres, les architectes et les poètes, pas pour les chanteurs » lâchait-il modeste, il aura pourtant passé une vie à graver des mots sur les vinyles, des mots de là-haut et d’ici-bas écrits sur des carnets, des nappes de restaurant, des mots extraits à la nuit et l’insomnie de ses doutes.
« Je suis venu de nulle part mais j’ai appris ma langue, la langue française m’a offert la liberté. »
Charles l’érudit dévorait livres et recueils pour comprendre le monde et y trouver sa place : « Je n’ai jamais eu la peur de passer pour un ignorant. Quand je ne savais pas, je demandais » me soufflait-il en arpentant d’un pas nonchalant un couloir remplit d’icônes byzantines. Il y a cette icône en argent sur un meuble, toute petite, une vierge Marie peinte minutieusement sur un bois ancien, entourée d’un cadre d’argent oxydé par les années « Elle a survécu à la folie des hommes… ». L’icône, la photographie de l’âme avait survécu au génocide, il la décrivait calmement, le regard embué. Je pourrai vous parler d’Aznavour l’artiste que j’ai reçu des dizaines de fois à la télévision ou à la radio mais tout a déjà été dit. La postérité dira encore beaucoup de choses à son égard loin des critiques qui ont longtemps rongé son être de façon pernicieuse et injuste. Le cycle de la vie est ainsi, splendide et tragique. Comme ce tableau de Jean Jansem sur lequel se projette son ombre de façon presque prophétique, Aznavour le descendant d’un peuple meurtri et déraciné, le survivant qui jusqu’au bout portait l’ombre des absents pour la transcender dans la lumière. L’ombre d’un géant face à sa lumière de son existence. Et ses derniers conseils avisés devant l’olivier plusieurs fois centenaire de Mouriès : « Ne dormez pas sur vos lauriers, les lauriers ça se fane. Il faut toujours aller au-delà ce que l’on pense être acquis. Il faut trouver le plaisir de vous mettre en danger, recommencer. »
En ce jour de commémoration je pense à lui. Je regarde l’icône de la Vierge qu’il m’apporta à Paris, en signe d’amitié peu avant sa mort. Un cadeau inestimable, tant par sa symbolique que sa valeur spirituelle. Une transmission et une lumière à chérir. Je lui embrassais la main en signe de respect, il en était gêné. À jamais dans nos cœurs Monsieur Charles.